Deux ouvrages que l’on peut sans trop se risquer aujourd’hui, avec le recul des quelques années suivant leur parution, qualifier de visionnaires, tant ils anticipent avec force et lucidité les nouveaux clivages qui émergent dans les sociétés contemporaines, particulièrement en France, bien que ceux-ci ne soient pas encore complètement reconnus.
Dans Les petits Blancs, paru en 2013 (on ne saurait trop insister sur le caractère avant-gardiste que souligne cette date de publication), Aymeric Patricot, déjà à l’époque auteur de plusieurs romans sur des thèmes difficiles et parfois transgressifs, s’intéresse à la situation concrète, comme aux sentiments mêlés, parfois conflictuels, d’une figure émergente du paysage anthropologique français, longtemps ignorée, parfois niée, dont il entend prendre par cet ouvrage la mesure de l’existence : celle du petit Blanc, forme spécifiquement française de ce que les États-Unis connaissent par la figure du white trash, ou plus précisément de l’incarnation dans le champ social contrasté des sociétés multiculturelles d’une forme de misère spécifiquement blanche.
Patricot donne du petit Blanc, sans jamais l’essentialiser, une définition précise, celle d’un « Blanc pauvre prenant conscience de sa couleur dans un contexte de métissage et se découvrant aussi misérable que les minorités tenues pour être, a priori, moins bien traitées que lui ».
Loin être un essai de sociologie froide et distanciée, sans se donner le masque de la sécheresse scientifique, l’auteur explore rigoureusement, avec une profondeur de vue toute littéraire, ce phénomène qui constitue encore le point aveugle des sciences sociales, et le fait avec le courage remarquable de se confronter aux tabous.
À travers les témoignages croisés de plusieurs types de petits Blancs, hommes et femmes, Blanc de gauche, Blanc de droite, Blanc indifférent à son propre sort, Blanc cabossé de la classe ouvrière, petit bourgeois blanc de province civilisé au vernis culturel fragile, Blanche célibataire attirée par les Noirs et les Arabes, Blanc épuisé du sous-prolétariat, Blanc précaire inquiet pour l’avenir de son pays, angoissé à l’idée d’être un jour mis en minorité, Blanc résigné ou encore Blanc en colère, l’auteur rend compte du phénomène dans toute sa diversité et sa complexité, tout en alternant avec des pages d’analyses mêlant subtilement empathie et cérébralité.
Cette construction originale confère à l’ouvrage une grande singularité, et s’inspire selon les mots de l’auteur « d’une certaine tradition française du petit livre d’opinion mêlé de témoignage et de réflexion tel que Sartre, Gide et Césaire l’ont pratiqué », pour rendre compte de façon multidimensionnelle, comme seul le permet la littérature, des affects troubles et des désirs contrariés de ce qui apparaît au fil des pages comme l’embryon d’une communauté en devenir.
C’est aussi à travers cette galerie de portraits que se dessine la géographie d’une France rurale longtemps passée sous silence par la classe politique et la sociologie officielle, une France marquée par le chômage, la désindustrialisation, la désertification et la relégation territoriale. Il apparait nettement que lorsque les structures du travail se sont effondrées, les différences culturelles rejaillissent de manière plus crue, dans un paysage comme dénudé, dégagé des problématiques économiques structurantes. Si le rejet de l’immigration est bien présent au coeur de certains témoignages, il répond à une réalité plus secrète, plus intime et douloureuse, le sentiment présent chez presque tous les personnages d’être les objets d’une nouvelle forme de racisme, spécifique aux sociétés libérales et post-raciales de la mondialisation et de l’urbanisation : le racisme anti-blanc.
En effet, dans la nouvelle donne du métissage, et dans un contexte où la discrimination de race semblait avoir été globalement enterrée, « on peut avoir le sentiment », selon les mots de l’auteur, « que le dépassement de la ségrégation se fait ici au prix d’un nouveau type de mépris, d’apparence plus douce mais au fondement tout aussi radical » . Il s’agit de l’entrelacement dans l’inconscient voire dans le discours des classes favorisée en milieu urbain de deux types de violence symbolique : un mépris social, et un autre, plus indicible, plus inavouable, portant sur un critère indubitablement ethnique, et s’exerçant parfois ouvertement à l’endroit de ces Blancs de province, perçus comme une arrière-garde et frappés d’indignité.
Il s’identifie dans certaines expressions passées dans le langage courant des centres-villes, notamment à Paris et dans les milieux dits éduqués, pour désigner les populations blanches de la France périphérique : les « rougeauds », les « consanguins » et autres préjugés sordides renvoyant à l’idée de la « France rance » ou de la « France moisie » brocardée par Philippe Sollers, par opposition avec la « nouvelle France », la France métissée, celle des grands centres urbains captant les flux financiers des échanges planétaires.
Cette forme réinventée et tolérée de racisme s’exprime notamment par des lieux communs sur le niveau culturel supposé inférieur des campagnes, et dans la stigmatisation des Blancs du prolétariat rural par les clichés de l’obésité, des « sans-dents », de l’alcoolisme, et d’autres expressions brutales mettant à nu les stigmates physiques et mentaux de la pauvreté, celles des gueules cassées de la misère, que l’auteur ose affronter du regard, sans fausse pudeur et avec humanité.
Depuis un point de vue critique du narcissisme des petites différences porté par les mouvements de défense des minorités ayant émergé dès les années 1980, Aymeric Patricot parvient aussi à dépasser le point de vue strictement républicain et universaliste majoritaire, aveugle aux particularismes, interdisant de voir émerger en France une communauté pourtant bien réelle.
Il parvient ainsi à dégager un espace d’analyse inédit, à une distance raisonnable des postures identitaires inauthentiques, comme de tous les artifices rhétoriques qui tendraient à masquer l’existence de ces petits Blancs que personne ne veut voir tels qu’ils sont.
Dans un contexte où chacun se sent appartenir à une race, l’arrogance du Blanc universaliste qui se croit bon et généreux de nier la sienne propre, s’adjugeant ainsi une forme de prééminence sur les autres, apparaît comme un moyen hypocrite d’esquiver une problématique gênante.
L’on peut rendre hommage à Aymeric Patricot pour avoir su, cinq ans avant le mouvement des Gilets Jaunes, rendre compte de l’existence de ces petits Blancs, trop pauvres pour intéresser la droite et trop blancs pour plaire à la gauche, et ainsi assumer de mettre au jour les conséquences concrètes d’une réalité sensible rarement abordée de front et pourtant incontournable : celle, telle que la nomme simplement l’auteur, « de la diversification ethnique du peuple français ».
C’est d’ailleurs le phénomène des Gilets Jaunes qui, en confirmant une grande part de ses thèses, a conduit Aymeric Patricot à publier un second essai, celui-ci d’une facture plus classique, La Révolte des Gaulois, dans lequel il reprend certaines de ses analyses, pour les prolonger et parfois les dépasser à la lumière d’un faisceau d’événements plus récents, et de la réception critique du premier ouvrage.
À travers ce mouvement social d’une dimension et d’une nature inédites, l’auteur voit apparaître sur les ronds-points et dans les cortèges ayant fait irruption dans la capitale un nouveau personnage ayant jusqu’ici échappé aux radars de la sociologie, le Gaulois, dont il donne une définition précise et criante de vérité : « il s'agira, non pas simplement des blancs pauvres mais des blancs modestes de province, tous ces blancs qui, consciemment ou non, se dressent contre un pouvoir central au nom d'une dignité bafouée, d'un attachement à un territoire et d'un certain nombre de valeurs qui, bon an mal an, définissent quelque chose comme une culture. »
Il explore la généalogie des soulèvements de 2018, qu’il analyse comme une forme de whitelash à la française, et en extirpe les causes, complexes et multifactorielles. Parmi celles-ci, l’augmentation du prix de l’essence et la limitation de vitesse à 80 km/heure décidé par un gouvernement ne pouvant pas en ignorer les conséquences dramatiques sur des populations pour lesquelles l’usage de la voiture est une nécessité vitale.
En amont, la violence du mépris de classe des libéraux mondialistes comme de la gauche. « On assiste depuis trente ou quarante ans maintenant », écrit Aymeric Patricot, « à une véritable inversion dans le champ politique : ceux qui expriment avec le plus de dureté ce mépris de classe appartiennent souvent à celui des deux camps qui se prétend porteur des aspirations des plus modestes, à savoir la gauche. »
Aussi, il y a eu l’identification des Blancs du prolétariat à Marine Le Pen lors du débat considéré comme calamiteux en 2017 face à Emmanuel Macron, et l’humiliation ressentie en conséquence par ses électeurs.
Plus encore, de manière indicible, la stigmatisation ressentie par le français-qui-n’a-pas-d’autres-origines-que-françaises, et sa transition, dans l’esprit des élites, de Français incomplet à Français coupable. Enfin, la souffrance muette, quasi-inavouable qui en découle.
L’auteur met des mots très précis sur l’évolution de l’attitude de la gauche vis-à-vis de l’ouvrier blanc, comme sur le racisme de classe des Parisiens métissés envers les blancs de province, qu’ils accusent justement de racisme, s’attachant, selon le principe bourdieusien de distinction, à ne rien avoir à faire avec ces Gaulois.
Pour ces catégories, dit Patricot, « d’une certaine manière, les critères pour juger de la bonne race se sont inversés : la bonne race n’est plus la race pure, elle est la race mélangée ». On voit donc se dessiner chez les élites, de manière parfois explicite et assumée, une tentation sécessionniste, et même un fantasme en vogue, de plus en plus répandu, de faire disparaître les Blancs.
La violence de la répression gouvernementale et des discours des éditorialistes dirigés contre les émotions populaires de ses Gaulois en furent l’illustration la plus criante. Car contrairement aux petits Blancs qui sont simplement ignorés par la sociologie, les Gaulois sont non seulement méprisés mais combattus.
Il est également question, autre sujet délicat et brûlant mais traité avec une très grande finesse, de la récupération/infiltration de la révolte des Gilets Jaunes par les banlieues, symbole d’une voix des Blancs de province qui ne peut jamais vraiment se faire entendre pour elle-même.
L’auteur dresse d’ailleurs, dans un passage mémorable, un parallèle intéressant entre les deux figures les plus inquiétantes pour la bourgeoisie urbaine française, le petit Gaulois réfractaire du prolétariat périphérique, et le petit délinquant ethnique plus ou moins réislamisé, soulignant leurs points de convergence tout en reconnaissant l’impossibilité de leur alliance sur le long terme : « À côté du jeune de banlieue, voici donc le blanc des campagnes. (…) Il ne porte pas de casquette mais un gilet jaune, il n'est pas mineur mais déjà mûr, il n'est pas promis au chômage mais à un travail pénible, il n'écoute pas Booba mais Johnny, il ne dit pas « Nique ta mère » mais « Enculé », il ne brûle pas des voitures de police mais détruit des Porsche, il ne tient pas les quartiers de barres d'immeubles mais bloque la circulation des ronds-points, il ne lance pas des cocktails Molotov mais déborde les cordons policiers, il ne tire pas à balles réelles mais renvoie les grenades, il ne brûle pas de médiathèques mais tente de marcher sur l'Élysée, il ne venge pas ses frères tombés sous les coups de la police mais des grands-parents subissant la misère, il n'écrit pas de rap appelant à violer les blanches mais des slogans demandant à Macron de « niquer sa vieille plutôt que les Bretons ». Leurs colères prennent des formes différentes, les mots ne sont pas les mêmes et leurs revendications ne se ressemblent pas, mais tous les deux se dressent face à l'État pour dire leur défiance. »
Avec une souplesse dialectique dont l’auteur est passé maître, il actualise l’alliance objective au cours des manifestations parisiennes entre la banlieue et la grande bourgeoisie, explicable par la fascination des grands bourgeois pour les voyous, manière pour eux d’expier leur mauvaise conscience de classe.
Enfin, en s’appuyant sur les écrits du philosophe nord-américain Charles Taylor, il dessine la voie encore inexplorée d’une nouvelle forme de libéralisme identitaire, possible issue pour une démocratie libérale devant affronter des défis inédits dans l’histoire, et dont les Gilets Jaunes ont révélé les impasses et les contradictions internes.
Aymeric Patricot apporte par ces deux ouvrages une contribution essentielle au débat public et à la compréhension de notre époque, par sa manière particulière de contempler et d’aborder le monde social, regard dont il décrit mieux que quiconque la spécificité : « le temps de mon écriture n’est donc pas celui de l’historien, ni du sociologue, ni du politologue, : il a sa respiration propre, celle de l’écrivain, d’apparence plus modeste parce qu’elle paraît plus personnelle et qu’elle ne s’appuie pas sur des tableaux statistiques, des analyses de scrutins, des considérations sur le temps long, des portraits circonstanciés de carrières politiques. Mais elle n’est pas moins légitime parce que, moins surplombante, elle est plus incarnée ; plus urgente, elle saisit quelque chose de l’esprit de l’époque. »
C’est pourquoi je ne peux que recommander la lecture de ces deux essais dont l’importance apparaîtra comme de plus en plus évidente à l’avenir.